L’Ange blanc de Niels Ackermann

Les enfants de Tchernobyl sont devenus grands

Texte de Gaetan Vannay, Préface d’Andreï Kourkov

Ce livre est avant tout un album photo touchant, presque une collection de clichés d’une famille proche dont on partage les quelque trois années de vie à la fois banale, triste, ennuyeuse, mais vraie, authentique, au plus près de la réalité. Un témoignage somme toute de « qualité », au sens étymologique de la locution latine qualis talis (qualitas), autrement dit « tel quel ». C’est cette vie « telle quelle » que nous livre Niels Ackerman au travers de ces photos-témoignages, qui – contrairement à tout ce qui a été dit ou écrit sur Slavutych – ne s’intéresse pas aux liquidateurs de Tchernobyl, mais à la génération qui les suit.

A l’ombre de la plus terrible catastrophe nucléaire de l’Histoire, la plus jeune ville d’Ukraine, Slavutych, est sortie de terre, comme la réplique d’un champignon atomique qu’on n’attendait pas…

En 1986, elle est la plus jeune ville d’Ukraine, une ville cosmopolite, le havre d’une jeunesse heureuse, l’enclave pour résidents privilégiés, organisée en quartiers de toutes nationalités. Située à la lisière de la zone contaminée, à quelques dizaines de kilomètres de la centrale de Tchernobyl, Slavutych doit en effet son érection à la catastrophe de 86. Avant tout destinée à loger les liquidateurs et le personnel affecté à l’entretien des réacteurs encore en activité, elle a fait l’objet de beaucoup de soin pour s’organiser en agglomération idéale pour ces travailleurs martyrs. Pas moins de 25 000 habitants y résident. Aujourd’hui, une nouvelle génération y est née et y a grandi.

Yulia et son ami rentrent de leur ballade en wakeboard sur le Dnipro. Ils ont décidé de s’assoir sur le bateau remorqué.

Mais, après trois décennies, qu’est devenue la cité idéale, celle qu’enviait le célèbre écrivain contemporain Andreï Kourkov et d’autres Ukrainiens ? Paradis d’une réserve naturelle où un appartement de la juvénile cité s’échangeait sans aucun souci contre un bel appartement d’Odessa … ou enfer d’une ville qui a trompé tous les espoirs mais n’a pas réussi à tromper l’ennui de ses habitants.

« Traverser Slavoutytch, c’est traverser l’URSS. C’est aussi tourner en rond. » (p. 10 du texte d’accompagnement de G. Vannay).

Niels Ackermann a fait le pari de rencontrer, dans la plus grande simplicité, quelques jeunes, nourris de rêves et d’espoirs, mais tout aussi guettés par l’ennui et les ravages de l’alcool. Le lecteur-spectateur fait cette belle rencontre avec Ioulia, alors adolescente. Elle nous entraîne à la rencontre de ses amis et de la ville. Entre 2012 et 2015, la jeune chrysalide devient papillon et connaît alors tour à tour le bonheur de l’union maritale et les affres des querelles intrafamiliales qui déboucheront sur un divorce annoncé. Qu’on ne s’y trompe pas : il n’est pas question ici de faire œuvre de misérabilisme ni de caricaturer à grands coups de clichés grotesques.

Comme le déclare Claire Guillot, dans le journal Le Monde, les auteurs de « L’Ange blanc » ont su poser « un regard tendre sur la jeunesse ukrainienne ».

Yulia aime son nouveau travail mais sa vie de couple n’est pas aussi romantique qu’elle rêvait.

Pas d’insistance démesurée sur la mortelle radioactivité et la contamination, sinon au travers de la très contextualisante préface de Kourkov, placée d’ailleurs, en fin d’ouvrage et qui évoque les samassioly et les stalkers. Tout au plus peut-on découvrir quelques photos du chantier ou des portiques de mesure.

Le photographe Niels Ackermann et journaliste Gaetan Vannay se sont associés pour donner une vue humaniste de ce peuple qui a souffert et souffre encore, mais pour qui la vie continue, malgré tout.

Zhenya, Yulia et Fedya sur la route de retour pour Slavutych.

Dans des canapés de tissus élimés, aux motifs floraux surannés, dans ces intérieurs aux tapisseries démodées, à côté de ces transistors d’un autre âge, de ces meubles et de ces ustensiles qui semblent de fortune mais constituent sans doute l’unique fortune de leurs propriétaires, nous sommes amenés à porter un regard attentif à l’Homme, au frère ou à la sœur, à l’ami ou au passant qui, dans le désoeuvrement d’une ville, mènent une existence en quête de sens. La vie des jeunes Ukrainiens est dans tous ces instantanés : le fou-rire ce couple, front contre front, l’amusement de cet homme qui enjambe une fenêtre pour accéder à une arrière-pièce, le baiser généreux de Ioulia à Jenia, cigarette à la main, qui s’en réjouit tout en semblant se questionner sur tant de douceur, le baiser enfumé des amants nus, le jeu carnavalesque d’un fictif motard au t-shirt vert pomme dans un terrain vague, la cérémonie soignée de mariage de Ioulia et Jenia, les plats succulents du buffet et la somptueuse table des convives, un couple face au Dniepr, enlacé dans un même drap de bain, les montgolfières lumineuses de papier que saluent des mains tendues retenant leur souffle…

Pourtant, il y a cette sinistre tombe, cette truite morte au fond d’une piteuse baignoire bleu ciel, ces murs décarrelés, cette piscine au plafond tacheté de moisissures, ce mur de canettes colorées vides dont le contenu alcoolisé était censé faire oublier, pour un temps au moins, la misère et l’ennui, la statue de l’Ange blanc couchée sur un lit de pneus usagers dans un entrepôt vétuste aux côtés d’un bric-à-brac sans valeur ni âme, les bouteilles de bière éparses au pied d’un jeune sapin verdissant, Ioulia esseulée, le regard hagard, assise sur son grand lit double, juste couverte d’un drap ou accroupie entre deux pièces les mains sur les yeux,… Et puis, en fin de recueil, il y a Ioulia sur la place Maïdan, pénultième photo portant l’accent d’une Ukraine qui scande son indéfectible espoir dans l’avenir.

Yulia m’a introduit à tous ses amis, en me permettant de documenter la vie de ces jeunes dans cette ville que beaucoup d’ukrainiens appellent « la ville des ados ».

La photo de couverture résume bien le paradoxe d’une monotonie tragique que vivent ces hommes et ces femmes dont Kourkov nous dit qu’ils sont arrivés dans cette ville à la poursuite d’un rêve, mais qu’ils l’ont depuis longtemps oublié. Les bulles de savons ont la légèreté des rêves, mais ils en ont aussi toute la fragilité … que le baiser de Ioulia peine à faire oublier…

Bref, un récit photographique plein d’humanisme et d’espoir.

Terminons en précisant que, pour son reportage consacré à Slavoutytch, Niels Ackermann a été élu photographe suisse de l’année. Il a aussi été auréolé du Swiss Press Photo 2016 dans la catégorie Étranger et du Swiss Photo Award 2016 dans la catégorie Reportage.

L’auteur de l’article :
Luc Canautte
Philologue et professeur de français langue étrangère à l’Université et dans l’enseignement supérieur, passionné par l’Ukraine depuis quelques années, il étudie la littérature ukrainienne traduite en français et s’intéresse aux auteurs francophones belges qui ont eu une influence en Ukraine (notamment Maeterlinck) ou qui ont entretenu des contacts avec elle (le Prince de Ligne, par exemple). 

Crédit photos :
Niels Ackermann www.nack.ch/ange-blanc

En savoir plus :
www.leseditionsnoirsurblanc.fr
labs.letemps.ch/interactive/2016/tchernobyl/

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